Poèmes pour tenir le coup
Poèmes pour tenir le coup
Poèmes pour tenir le coup
1. LE PÊCHEUR D'OISEAU, de GUY CHATY
Un poème publié dans décol' n°3, avril 1994, clin d'oeil au hareng saur de Charles Cros
Assis sur un nuage
rond
un pêcheur d'oiseau
regardait son hameçon
nu
Il survint un orage
bleu
qui creva le support
et précipita le pêcheur
Or
sur la terre il roulait
blanc
un torrent de truites
qui dévorèrent le pêcheur
cru.
La description des nuages
exige de faire diligence -
en une fraction de seconde
ils ne sont plus tels, ils sont autres.
Leur trait principal consiste
à ne jamais reproduire
ni formes, ni teintes, ni poses, ni dessins.
Jamais porteurs d'aucune mémoire,
légers, ils survolent la gravité des faits.
Témoins de quelque chose - vous voulez rire !
au moindre souffle, voilà qu'ils s'éparpillent.
En regard des nuages
la vie semble solide,
presque enracinée et quasi éternelle.
A côté des nuages
les pierres sont nos soeurs,
sur elles nous pouvons compter,
tandis qu'eux, mon Dieu, des cousins lointains et volages.
Que les gens soient, s'ils y tiennent,
et qu'ils meurent ensuite un à un,
les nuages n'en ont rien à faire
de ces affaires
extraordinaires.
Au-dessus de ta vie parfaite,
de la mienne, imparfaite pour l'instant,
ils paradent, fastueux comme avant.
De périr avec nous ils ne sont point tenus.
Pour voguer, nul besoin d'être vu.
Aurons-nous le temps d'aller très loin,
de traverser les carrefours, les mers, les nuages
d'habiter ce monde qui va parmi nos pas
d'un infini secret à l'autre, pourrons-nous écouter
le remuement des corps à travers le sable;
aurons-nous le temps
de tout nous dire et d'arrêter d'être effrayés
par nos tendresses, nos chutes communes;
pourrons-nous tout écrire
d'un passage du vent sur nos visages
ces murmures de l'univers, ces éclats d'immensité;
aurons-nous le temps de trouver
un mètre carré de terre et d'y vivre
ce qui nous échappe;
je ne sais pas encore.
extrait de La Quadrature du XXe siècle, éditions Subervie, 1983.
Du temps en plus pour l'amitié des plantes
pour une orbe élargie de caresses
pour plus de science à respirer
cette bouche de joie la fleur
Plus subtile l'oreille
aux vies élémentaires
du bois de la pierre des flammes
Plus disponible à la foule des feuilles
ces mains tendues
Du temps pour tendre une lanterne
à l'inconnu perdu dans son brouillard
pour transmettre au voisin le geste qui libère
le regard qui nourrit
pour apprendre aux plus mal vivants
ce temps en plus
qui peut-être pourra doubler leur vie
dans son recueil Toute d'étincelles vêtue, éd. Vents d'ailleurs, 2014, que ce poème clôt.
Recueil Je crois que tout n'est pas fini je vole, éd. Rhubarbe, 2014
Le chemin n'est pas marché
Mais respiré
La succession des pas dans l'herbe
Serait juste un murmure
Le pas ne fait plus partie de la progression
Sur le chemin
Il n'y a que l'immobilité
A grande vitesse
Qui dessine un visage dans un paysage
Dans un pays dans un passage
Sur une page et que vous tournez
Je vois sous mon corps ce qui respire
Est-ce vous
Le déplacement est inviolable
Etendu comme deux ailes
Ici ou là peu m'importe
Je n'en suis pas
Même dans le poème
J'inhabite
Je suis présent comme l'évidence
Mais personne ne me voit
Je ne suis même pas soupçonné
D'être là
J'inhabite
Vous
Êtes
Là
La mésange dit : tsi tsi tsi tsi
A tire d'aile
Une cloche du soir élague les bruits
J'inhabite
Je crois que tout n'est pas fini
Je vole
in Prête-moi une fenêtre, éd. Bruno Doucey, 2018, trad. de l'arabe (Syrie) par Antoine Jockey
La maison n'est plus qu'une idée
Au seuil un paillasson bleu sur lequel on peut lire Bienvenue
en arabe et en anglais
Au milieu de nuages qui rient
Tu sonnes et la porte rit. La maison s'ouvre devant toi et
rit. Les chambres, les assiettes, la table et la poussière
sur les rideaux rient. Le carrelage, comme l'or du soleil
qui s'y colore, rit.
Le mur abattu par le bombardement rit. Les décombres
où les oiseaux ont construit leurs nids rient
La paille et le nid rient. Le triste roseau du nay,
éclaboussé par le ruisseau, et le ruisseau rient
Les voix restées à la maison de ceux qui sont partis,
résonnent encore et rient
Et celui qui y demeure, demeure dans une photo qui rit,
sur un mur qui rit.
Est-ce que c'est vraiment par hasard qu'on a accroché
dans la salle d'attente de l'ophtalmologiste
la reproduction d'un tableau de Miró ?
***
Est-ce que l'entreprise chargée
de la construction de la Tour de Pise
a été mise en redressement judiciaire ?
***
Est-ce que la sorcière a fini par monter
dans la voiture-balai ?
***
Est-ce qu'on peut réellement
interdire le stationnement aux nomades ?
***
Est-ce qu'on peut affirmer avec certitude
que le mois d'août ?
***
Est-ce qu'on peut croquer la pomme de reinette
avec une grenouille de bénitier ?
***
Est-ce que, quand elle change de fuseau,
la Belle au Bois Dormant supporte bien le décalage horaire ?
Où sont les bruits du dehors
les mots du poème
lèveront-ils des airs de révolte
des regards plus vifs compagnons
de rêve
resteront-ils dans l’étouffoir tranquille
du livre
réveilleront-ils ami tous les refus nécessaires
J’écris pour rendre à l’aube
son immobilité vierge et la beauté des
premiers froissements
j’écris pour donner à l’homme
la gloire de chaque heure
la petite étoile du rêve au revers du jour
pour accorder mon visage au miroir
j’écris pour les noces de couleur
pour des embrasements d’amour
j’écris pour refuser
le bruit des bottes
crissant
sous les souliers vernis.
in Paupières closes, éd. Mazette, 2017
Tu voudrais tendre un carré blanc au revers sombre de tes paupières fermées dans la nuit la plus noire tu voudrais prendre ce carré blanc y enfouir ton visage y glisser toute et rien ne vient qu’un bleu froissé chiffon de fatigue flottant rêveur aux cils fins de l’enfance épargnée qui mord la vie au cou hardiment à belles dents rieuses de soif rouge |
Pour Christiane et Aliouane Diop. In Pigments, éd. Guy Levis Mano, 1937 ; éd. Présence africaine, 1972
Se peut-il donc qu’ils osent
me traiter de blanchi
alors que tout en moi
aspire à n’être que nègre
autant que mon Afrique
qu’ils ont cambriolée
Blanchi
Abominable injure
qu’ils me paieront fort cher
quand mon Afrique
qu’ils ont cambriolée
voudra la paix la paix rien que
la paix
Blanchi
Ma haine grossit en marge
de leur scélératesse
en marge
des coups de fusil
en marge
des coups de roulis
des négriers
des cargaisons fétides de l’esclavage cruel
Blanchi
Ma haine grossit en marge
de la culture
en marge
des théories
en marge des bavardages
dont on a cru devoir me bourrer au berceau
alors que tout en moi aspire à n’être que nègre
autant que mon Afrique qu’ils ont cambriolée
In Danser sur tes braises suivi de Six décennies, éd. Bruno Doucey, 2020
Six décennies et je l’admets
Je refuse tout ce qui interdit les sens
Tout ce qui nous embourbe
Nous entourbe
Nous réduit à moins que nous-mêmes
La nature nous a construits autres
Joyeux et généreux
C’est là le ravissement de l’incertain
Le reniement de tout ce qui nous encastre
Et nous empêche d’être
Le simple fait d’une joie
D’une tendresse
D’un orgasme rieur
Je ne veux d’aucun masque
Aucune voile
Aucune croyance
Qui m’interdise d’être
Vraiment ? me dit-il
Peux-tu le prouver tout de suite ?
Et j’ai ri
Ne ferme pas la porte contre l’orgasme qui s’annonce
Ni ses fêlures ni sa vigueur
Laisse monter la marée du sang
Qui ravage l’ordinaire
Toute terreur est propice
À l’agenouillement propitiatoire
Ainsi a-t-il parlé
in Motifs pour le temps saisonnier, PJO, 1976 ; rééd. in Nomade je fus de très vieille mémoire, anthologie personnelle, éd. Bruno Doucey, 2012
Qui de nous deux savait
jusqu’où retentiraient nos rires
Dans la trêve de l’eau
ton corps se fait une peau proche de la mienne
En mains mêlées
nous vivons dans la persistance du jour
attentifs à l’appel de nos gestes courbés
et dans la géométrie du rêve
muscles et nerfs noyés
le temps coule en présages circulaires
Ô vie lovée
Ô vie larguée
Qui de nous deux savait
jusqu’où s’élèveraient nos jeux
Une porte qui grince
le chant de draps froissés
la parole en noyau
dans la nuit douce des métaux
et sur les rides éblouies du mur
la floraison vorace de midi
in Iris, c’est votre bleu, éd. Le Castor Astral, 2008
Je veux bien essayer au bord mais avec toi.
Je vois ta main ton bras, et le deuxième aussi m’entoure
quand la lumière baisse.
Chacun s’allonge avec l’autre, calmant son ombre.
Un doigt parfois suffit
Au vertige de te toucher
Pas disparu
Et puis le ciel !
Qui restera,
Lui, immense,
mais toi aussi, immense et tiède.
Serrée entre tes bras et le regard sur la montagne,
Je ne l’aime pas autant, l’éternelle.
Tendres flancs humains.
C’est léger une main qui caresse, qui va revenir,
Si légère que nous continuons.
Il faut car le temps nous pose plus haut.
Bête comme un moteur, bête comme un alexandrin, le temps piétine et bouge et marche tout le temps. Il ne peut pas rester en place, et son chemin déroule son tricot de vers à soie bavant.
Le temps n'a pas le temps de perdre ses minutes, ni de trouver jolies les choses ni les gens. Il a toujours à faire, et s'il trébuche et bute il repart tout de suite et rattrape le temps.
Mon échelle à monter aux grand'places d'aurore, ma douce, ma songeuse, et mon seul passe-temps, dans le chaud mélangé de notre double corps nous n'entendons plus les gros sabots du temps.
Il n'est pourtant pas loin, bête comme un ruisseau, il fait bouger le sang et le tic-tac du cœur, les onze ou douze pieds de mes vers pas très beaux, bête comme une rime qu'on saurait par cœur.
Poèmes de Métro, P.O.L., 2000
J’écris, de temps à autre, des poèmes de métro. Ce poème en est un.
Voulez-vous savoir ce qu’est un poème de métro ? Admettons que la réponse soit oui. Voici donc ce qu’est un poème de métro.
Un poème de métro est un poème composé dans le métro, pendant le temps d’un parcours.
Un poème de métro compte autant de vers que votre voyage compte de stations moins un.
Le premier vers est composé dans votre tête entre les deux premières stations de votre voyage (en comptant la station de départ).
Il est transcrit sur le papier quand la rame s’arrête à la station deux.
Le deuxième vers est composé dans votre tête entre les stations deux et trois de votre voyage.
Il est transcrit sur le papier quand la rame s’arrête à la station trois. Et ainsi de suite.
Il ne faut pas transcrire quand la rame est en marche.
Il ne faut pas composer quand la rame est arrêtée.
Le dernier vers du poème est transcrit sur le quai de votre dernière station.
Si votre voyage impose un ou plusieurs changements de ligne, le poème comporte deux strophes ou davantage.
Si par malchance la rame s’arrête entre deux stations, c’est toujours un moment délicat de l’écriture d’un poème de métro.
VROUZ, éditions de la Table Ronde, 2012, Prix Apollinaire 2012.
Pendant qu’elle digitale envoie textos
Ses orteils dansent nus vernis vernis nus
Sous son trône d’un moment siège de tram
Elle pianote joliment ses jtm
Sur le bout des doigts ses ongles papillonnent
Rose et noir noir et rose aux mains aux pieds
Gracieuse et concentrée tkt lol dsl
Elle envoie ses textos comme des bulles des baisers
En traversant le paysage de printemps
Les arbres en fleur pommiers pêchers
Peuplés de turques tourterelles
Voie royale vers quel paradis
Est-ce aimer est-ce fragiles abeilles
Émue remuée jusqu’aux orteils
in Voiture cinq quai vingt-et-un, éd. Le Bruit des Autres, 2008
Elle ne tangue pas elle chavire ça fait comme un départ interminable
dans le creux de ses reins et dans ses paumes elle a le bruit du
train comme un galop sur ses chevaux inconnaissables elle
est dans le nuit le monde est à l’envers dans le tunnel on voit les
étoiles qui filent c’est la nuit blanche de l’amour le contrôleur
ne peut rien contrôler
In Les Cages thoraciques, éd. Le Cormier, 2016
Je me tourne vers la Lune
Comme on se tourne vers sa mère
- Que diras-tu si je t’insulte ?
- Je verrai si tes yeux mentent
- Que diras-tu si je te blesse ?
- Je comprendrai ta douleur lente
- Que diras-tu si je m’endors ?
- Tu trouveras ma main trop froide
- Que diras-tu si je te quitte ?
- Je garderai un œil sur toi.
In Entre marge et présence, éd. Les Ecrits du Nord, 2009
Derrière la lune, il y a la nuit.
Je prends ta main, il est temps encore
Je te parle de
tout ce qui
est devant :
Des toits bleus, des luisances
sous la pluie qui peut
vieillir et disparaître. De notre ville, et d’un futur voyage.
Tandis que mon étonnement ne faiblit pas
de mêler tes doigts à ma vie
tout doucement s’avance
derrière nous
un noir plus obscur que la nuit. Nous le savons.
La minute en est de saveur plus douce.
In Carnet d’un buveur de ciel, éd. Lettres vives, 2007
Un mois d’averse. Trente jours de pluie draconienne. Une fatigue s’installe, une usure qui émousse les contours. Je sais que ça va s’arrêter et que l’été enfin va tout sécher. Mon corps est une cave humide, mon esprit s’y envase. Le salpêtre recouvre mes pupilles. De rares éclaircies hissent un soleil à la surface des jours, pâle comme une vieille assiette.
Je tire à moi des phrases sombres mais éclatantes, des phrases froides comme le marbre noir de la cheminée. (…)
In L’Ombre des jours, 1902
J’écris pour que le jour où je ne serai plus
On sache comme l’air et le plaisir m’ont plu,
Et que mon livre porte à la foule future
Comme j’aimais la vie et l’heureuse Nature.
Attentive aux travaux des champs et des maisons,
J’ai marqué chaque jour la forme des saisons,
Parce que l’eau, la terre et la montante flamme
En nul endroit ne sont si belles qu’en mon âme !
J’ai dit ce que j’ai vu et ce que j’ai senti,
D’un cœur pour qui le vrai ne fut point trop hardi,
Et j’ai eu cette ardeur, par l’amour intimée,
Pour être, après la mort, parfois encore aimée,
Et qu’un jeune homme, alors, lisant ce que j’écris,
Sentant par moi son cœur ému, troublé, surpris,
Ayant tout oublié des épouses réelles,
M’accueille dans son âme et me préfère à elles…
In Orange sanguine, éd. Mémoire d’encrier, Montréal-qc, 2014 ; La Passe du Vent, Genouilleux-fr, 2015
elle tourne la beauté
elle tourne comme un grand rêve
né d’un monde en explosion
un parasol d’arbres en fleurs
protège nos morts
quand ils remontent en branches
vers la nappe scintillante emportée
par un vide lumineux
In Ce peu qui reste d’ici, éd. Rafaël de Surtis, 2015
On tire une chaise sous un arbre
on s’assied pour enclore de sa présence
le monde ne nous apparaît pas
les feuilles avancent comme des sauterelles
sur la terre durcit par les pas
un froid mordant envahit la poitrine
une façade s’illumine sous un entrelacs
de branches qui y paraissent des ombres
se croisant sous les arbres les silhouettes
tendent un filet de vies invisibles
le sifflet retentit le parc se vide
l’ombre ne trace plus le chemin
la nuit monte comme une vapeur
de minuscules grêlons flottent
s’éparpillent à la surface des choses
comme suspendus fleurs légères
dans la respiration sourde des statues
Jardins publics, éd. ASPECT, 2011
Quelques
chaises, espacées ;
pour
ceux, à Monceau,
qui
viennent lire,
ou
simplement penser,
les
pieds posés
sur les arceaux de la pelouse.
Il
faut cultiver son philosophe,
dit le jardin.
***
Le
sol offre son dos,
on
ratisse l’allée :
« oui,
là, encore,
un
peu plus haut, merci. »